ROME ET EMPIRE ROMAIN - Les origines

ROME ET EMPIRE ROMAIN - Les origines
ROME ET EMPIRE ROMAIN - Les origines

Le départ dans l’histoire d’une ville ou bien d’un peuple destiné à un haut avenir est, le plus souvent, entouré d’un halo qui le dérobe à un examen et à une vision précise. On comprend aisément pourquoi. L’historien est mal armé pour l’étude d’une période, très reculée dans le temps, qui n’est connue que par des sources très postérieures. De plus, une tendance naturelle porte l’imagination du peuple et des écrivains à enjoliver et donc à déformer la naissance de leur patrie. Rome ne fait pas exception à cette règle générale, et la question de ses origines continue à poser des problèmes qu’il n’est pas facile de résoudre.

Où en est arrivée la recherche à l’heure actuelle et quelle doit être notre attitude à l’égard de questions qui se posent depuis des siècles et auxquelles des réponses diverses et parfois opposées ont été données? Un point est acquis: Rome ne s’est pas développée en vase clos, et on ne comprend sa naissance et ses premiers temps qu’en la replaçant dans la vie de tout le centre de la péninsule italienne. Le tableau d’une ville progressant, sans solution de continuité et par une sorte de mouvement purement individuel, depuis d’humbles débuts jusqu’à la maîtrise de l’Italie, puis de l’ensemble du monde méditerranéen est un tableau tout à fait artificiel, ne correspondant absolument pas à la complexité des faits. Rome, dès son apparition, et pendant une période fort longue, a fait partie intégrante de la communauté des peuples latins dont elle a partagé le destin. Comme l’ensemble du Latium, elle a entretenu des rapports étroits avec les deux civilisations de haut niveau qui en quelque sorte l’encadraient au sud et au nord: la civilisation grecque de Grande-Grèce et de Sicile apparue, dès le milieu du VIIIe siècle, sur les côtes italiennes, et la civilisation étrusque qui, peu après, prend un essor rapide dans les régions côtières, puis internes, de Toscane. Son histoire n’a pas été celle d’une croissance continue; aux progrès ont succédé des reculs et des replis, et la tradition doit donc être constamment contrôlée et rectifiée sur plusieurs points.

Faut-il pour autant rejeter en bloc la tradition légendaire concernant Évandre, Énée et Romulus et ne prêter aucune foi aux beaux récits de l’annalistique romaine qui ont nourri, jusqu’à l’époque moderne, l’esprit et l’imagination? Ce serait une lourde erreur. Les progrès de l’archéologie et de l’histoire ont, depuis plusieurs décennies, apporté à cette tradition nombre de confirmations irréfutables. Le village romuléen du Palatin est apparu, sous la pioche des fouilleurs, avec la date que lui attribuait l’historiographie ancienne. La Rome des Tarquins est ressortie de terre avec la richesse et la puissance que lui prête Tite-Live. Aussi la position de la science à l’égard des légendes concernant les origines de Rome est bien claire. Il faut les rejeter quand apparaissent avec clarté les éléments forgés de toutes pièces, les déformations, les contaminations qui sont l’œuvre de l’orgueil national ou de la fierté gentilice. Mais, quand les légendes résistent au travail serré de la critique, il convient au contraire de leur attacher la plus grande importance et de discerner le fonds de réalité qu’elles recouvrent.

Une perspective nouvelle s’est aujourd’hui dessinée grâce aux travaux de G. Dumézil, spécialiste de l’histoire des religions. Dans l’histoire primitive de Rome apparaissent, à côté des faits réels et des légendes tardives, de très anciens mythes indo-européens qui se sont conservés dans d’autres religions, mais qui ont pris, dans l’esprit des Romains, une forme historique et se présentent comme des épisodes vécus, à valeur nationale et morale. L’analyse doit donc être poussée en profondeur et permettre de discerner dans une trame extrêmement complexe les fils d’origine différente. Tâche difficile mais passionnante qui exige des concours multiples et qui a déjà abouti à des résultats importants.

1. La légende des origines de Rome

Énée et la légende troyenne

La légende concernant les origines de Rome est double. Elle distingue deux moments séparés par un long espace de temps. La première colonisation du Latium remonterait au XIIe siècle avant notre ère. Alors, le héros troyen Énée qui avait échappé à la destruction de sa patrie et à la haine de Junon serait arrivé avec ses compagnons, après un long et périlleux périple, jusqu’aux bords du Tibre, fleuve nourricier de l’Italie. Il s’allie à Évandre, Grec originaire d’Arcadie, qui avait déjà fondé une petite cité grecque, Pallantée, sur la colline du Palatin, berceau de Rome. Ainsi peut-il vaincre les Rutules et leur chef Turnus et fonder ensuite Lavinium, du nom de sa femme Lavinia. Lavinium, qui demeurera à l’époque historique la ville sainte du Latium, marque ainsi le début de la civilisation urbaine d’où naîtra, mais près d’un demi-millénaire plus tard, la ville de Rome elle-même.

De quand date ce premier temps de la légende, que signifie-t-il, et correspond-il à quelque réalité? Il est certain aujourd’hui, grâce à la comparaison entre les textes littéraires et les documents archéologiques, que le personnage d’Énée, fuyant sa patrie en flammes et emmenant avec lui son vieux père et les dieux de Troie, était familier aux Étrusques dès la fin du VIe siècle avant J.-C. La légende de sa venue dans le Latium et de son rôle aux origines de la civilisation latine et romaine ne doit pas être très postérieure à cette date. Rome, ville alors étrusco-latine, a dû développer pour son propre compte l’histoire du Troyen fugitif, devenu le héros fondateur de Lavinium, d’où naîtra à son tour Rome. Comment expliquer ce choix? La psychologie des Romains permet, semble-t-il, de répondre à une telle question. Rome a toujours manifesté une prédilection pour la pietas , attachement pieux et attentif à l’égard des parents et à l’égard des dieux, qui lui est toujours apparue comme la vertu majeure du citoyen comme du chef; la pietas est garante de la bonne entente entre les citoyens et leur ville d’une part, et les dieux de l’autre; elle est donc garante de la prospérité et de la survie de Rome elle-même. Les autorités républicaines, puis impériales exalteront à l’envi cette vertu qui trouvera d’admirables illustrations dans l’art romain. Mais existe-t-il quelque preuve d’une présence de navigateurs venus de l’est de la Méditerranée en Italie centrale, à la date haute qu’attribue la légende à la venue d’Énée dans le Latium? Jusqu’à une époque récente, on ne le pensait pas, mais de récentes découvertes ont conduit à changer d’opinion. La présence de navigateurs et de marchands mycéniens dans la seconde partie du deuxième millénaire avant notre ère, si abondamment prouvée en Italie du Sud par des découvertes opérées en Grande-Grèce, apparaît maintenant comme probable en Toscane même, grâce à la découverte de tessons de céramique mycénienne à Luni, aux environs de Viterbe. Dans ces conditions, il devient impossible de rejeter dans le domaine de la pure légende les récits de l’installation de l’Arcadien Évandre sur le Palatin et ceux de l’arrivée d’Énée sur les côtes latines.

Romulus et la fondation de Rome

Le deuxième volet de la légende concerne la fondation effective de Rome par le Latin Romulus, au milieu du VIIIe siècle avant l’ère chrétienne. Quatre siècles séparent ainsi l’épisode troyen de l’épisode romuléen, occupés, suivant le récit traditionnel, par les règnes d’Ascagne, fils d’Énée et fondateur d’Albe la Longue au pied des monts Albains, et de douze rois albains. Après une naissance et une enfance marquées du sceau du divin, Romulus et son frère jumeau Rémus se disputent l’honneur de fonder une ville nouvelle, sur le site de la future Rome. Après la prise rituelle et indispensable des auspices, une dispute éclate entre les jumeaux, et Rémus est tué de la main de son propre frère. Romulus trace le sillon primordial qui marque, sur le sol, le pomoerium romain, cette zone entourant d’une frontière sacrée le corps même de la ville. À partir de cette date, qui est, selon la chronologie de Varron, l’année 753 avant notre ère, commence l’histoire même de Rome qui doit durer plus d’un millénaire.

Cette légende des jumeaux semble avoir été élaborée progressivement et n’avoir pris sa forme définitive qu’à l’extrême fin du IVe siècle avant J.-C. C’est un mélange bariolé de motifs italiques et grecs, et l’on y décèle quelques touches hostiles aux Romains, issues d’une rancœur plus ou moins consciente des écrivains grecs, envers une cité qui remplaçait progressivement la Grèce à la tête du monde méditerranéen. Le meurtre de Rémus demeura, dans le récit brillant et destiné à exalter la gloire des débuts de Rome, un trait défavorable que les ennemis de l’Urbs ne manqueront pas, à différentes époques, d’utiliser.

Cependant, le personnage de Romulus bénéficiera de la renommée s’attachant à la geste du héros fondateur. À la fin de la République, sa figure, marquée à l’origine de traits un peu rudes, s’idéalisera, et il apparaîtra comme le type même du chef de guerre et de l’homme d’État que les ambitieux prendront à l’envi pour modèle et pour guide. Une véritable mystique romuléenne se développera, et Octave, une fois vainqueur des guerres civiles et fratricides, passera aux yeux de tous pour un véritable Romulus redivivus , pour le second fondateur d’une Rome renaissant de ses ruines et de ses déchirements.

La fondation de Rome par son éponyme se situerait donc, suivant la tradition, en 753. L’archéologie confirme ici la tradition. C’est alors, en effet, qu’un village de bergers apparaît sur le Palatin. Plusieurs fonds de cabanes, creusés dans le roc, ont été dégagés sur la colline et sont les traces visibles de cette première occupation. À partir de ce moment, la vie de Rome ne connaîtra plus d’interruption et, progressivement, les diverses hauteurs et les vallées qui les séparent se couvriront d’habitations, de temples et d’ouvrages publics. Mais ce développement sera difficile et lent, et Rome demeurera longtemps une petite ville latine parmi les cités sœurs, essaimées dans la plaine latine et sur les monts Albains.

2. Les quatre royautés latines et sabines

La tradition et les premiers rois de Rome

De la fondation de Rome à l’avènement de la République en 509 avant notre ère, l’annalistique situe le règne de sept rois, latins et sabins jusqu’en 616, étrusques ensuite. Elle retrace, avec un grand luxe de détails, l’activité et les réalisations de ces souverains, et ces beaux récits comportent des éléments divers, mythiques, légendaires et historiques. Les quatre premiers règnes qui vont jusqu’à la fin du VIIe siècle font alterner, à la tête de Rome, monarques latins et sabins.

Romulus, chef guerrier, aurait créé l’organisation première de la cité romaine. Un corps sénatorial l’assiste de ses conseils. Pour donner des épouses à ses compagnons, il fait enlever les Sabines, ce qui déclenche la guerre contre les Sabins, voisins de Rome. Le conflit se termine par l’union entre les deux peuples qui se fondent en un seul, les Quirites. Romulus partage son pouvoir avec Titus Tatius, roi des Sabins. Le peuple est divisé en trente curies et trois tribus. Un orage fait disparaître mystérieusement Romulus qui va prendre sa place parmi les dieux.

Le Sénat choisit son successeur, un Sabin, originaire de Cures, Numa Pompilius. C’est un homme insigne surtout par sa piété et son respect des lois divines. Il donne à Rome droit, lois et bonnes mœurs, et à la religion romaine sa structure fondamentale. Il divise les jours en fastes et néfastes, partage l’année en douze mois. Il crée les flamines de Jupiter, Mars et Quirinus, et met en place le grand pontife, responsable de tout ce qui concerne le culte public et privé. Sa bonne entente avec les dieux étant ainsi garantie, Rome peut envisager l’avenir avec confiance.

C’est le peuple qui désigna le successeur de Numa, Tullus Hostilius. Comme Romulus, ce fut un roi guerrier qui prit soin d’établir le droit de la guerre. Un collège sacerdotal (les Fétiaux) déclare la guerre, signe les traités, suivant des règles rituelles précises et contraignantes. Le combat – destiné à demeurer dans la mémoire de chacun – qui oppose les trois Horaces, champions de Rome, aux trois Curiaces, champions d’Albe la Longue, scelle la défaite de cette ville dont les habitants viennent accroître la population romaine. Mais Jupiter s’irrite de la négligence du roi dans l’accomplissement des rites sacrés et il le foudroie.

Ancus Martius, petit-fils de Numa, accède alors au trône. La tradition place son règne de 639 à 616 avant J.-C. Ce roi guerrier met la dernière main au rituel du droit des batailles. Même dans les combats, Rome tient par-dessus tout à rester en règle avec les dieux. Ancus Martius aurait construit le premier pont de bois sur le Tibre, réunissant ainsi le Janicule à la rive gauche du fleuve et il aurait fondé Ostie, à l’embouchure du Tibre. À sa mort, en 616, commence la dynastie des rois étrusques qui marque une nouvelle période dans l’histoire des premiers siècles de Rome.

La vie de la Rome primitive

Quelle réalité recouvre ce récit haut en couleur qui donne à la Rome des origines l’apparence d’une cité en plein essor et commençant à exercer sa domination sur le Latium? L’archéologie et l’histoire religieuse et politique conduisent à tracer un tableau bien différent de ces débuts romains. Le Latium était occupé, dès le début du Ier millénaire avant J.-C., par des tribus latines qui s’étaient installées au sud de la basse vallée du Tibre. Les hauteurs des monts Albains leur permettaient de se défendre contre des adversaires venus du nord, de l’est et du sud. La côte, bien que plate et sans échancrure, les mettait en relation avec les cultures beaucoup plus évoluées de l’Est méditerranéen. Surtout, la vallée inférieure du Tibre constituait un carrefour vers lequel convergeaient plusieurs voies naturelles, facilitant les rapports avec les régions environnantes. Les influences venues de l’Étrurie au nord, de la Grande-Grèce au sud pourront donc s’exercer sur les Latins avec une relative aisance.

Rome partagea le destin des cités latines, proches et semblables à elle, et, pendant longtemps, elle n’occupa en aucune façon une position prépondérante par rapport à des villes comme Tusculum ou Ardée. Certes, le site de Rome présentait de grands avantages, et les Anciens eux-mêmes, tels Cicéron, Tite-Live et Strabon, ont insisté sur l’excellence de cette position. La vallée du Tibre assurait un contact rapide avec la mer et une remontée vers les salines de l’intérieur des terres. Le groupe serré des sept collines et la présence de l’île Tibérine rendaient aisé le franchissement du fleuve, coulant dans une vallée alluviale et souvent marécageuse. Rome se trouvait ainsi constituer un point de passage commode entre le nord et le sud du Latium et former un verrou sur la route du sel. Là réside une des raisons essentielles du destin privilégié de l’Urbs. Mais ces avantages ne jouèrent que peu à peu un rôle déterminant. Pendant le siècle et demi qu’ont duré selon les annalistes les quatre royautés latines et sabines, la croissance de Rome fut lente et parallèle à celle des autres villes du Latium.

Les fouilles de la Rome archaïque, qui ont pris une nouvelle ampleur depuis la Seconde Guerre mondiale, ont révélé la présence de villages du premier âge du fer et de leurs nécropoles. Diverses collines sont ainsi occupées tour à tour: le Palatin, l’Esquilin, le Quirinal, le Capitole; une grande nécropole s’étend sur le Forum, à hauteur du temple d’Antonin et de Faustine. Deux rites funéraires sont utilisés: l’inhumation et la crémation. Faut-il voir dans les occupants du Palatin des bergers latins, dans ceux du Quirinal, de l’Esquilin et du Capitole les Sabins du récit traditionnel? Il est difficile de trancher une question aussi délicate. Ce qui est assuré, c’est le peuplement de diverses collines, formant au départ autant d’habitats isolés. À l’époque historique, des cérémonies d’origine ancienne perpétuent le souvenir d’une époque pendant laquelle telle ou telle colline possédait sa propre autonomie. Ainsi les Lupercales du 15 février et la course des Luperques, revêtus d’une seule peau de chèvre, autour du Palatin représentent un rituel magique de protection et de défense, qui vise à mettre la colline palatine à l’abri des menaces et des dangers.

Au cours du VIIe siècle avant J.-C., la vie se développe peu à peu en des secteurs jusqu’alors déserts. Sans doute un mouvement fédéral commence-t-il à unir certains des habitats entre eux. Une cérémonie religieuse, le Septimontium, qui se célébrait le 11 décembre dans la Rome de l’époque classique, groupe la population des trois éminences du Palatin, des trois croupes de l’Esquilin et du Caelius. Une telle fête marque le souvenir d’une première union des villages primitifs de Rome et remonte sans doute à la première moitié du VIIe siècle. Peu à peu, la vie agricole et commerciale se développe, mais cette lente progression ne s’accélère qu’à la fin du VIIe siècle et au début du VIe, à l’époque qui, selon l’annalistique, est marquée par le début de la royauté étrusque à Rome. Alors seulement Rome devient une ville véritable.

3. Les souverains étrusques

La tradition et la royauté étrusque

L’annalistique présente le règne des souverains étrusques comme il suit. Un Corinthien, du nom de Démarate, exilé de sa patrie, s’était installé à Tarquinies. Son fils, Lucumon, époux d’une Étrusque de haut rang, Tanaquil, vient à son tour s’établir à Rome où les présages les plus favorables marquent son arrivée. Après avoir pris le nom de Lucius Tarquinius, il se fait élire roi par le peuple à la mort d’Ancus Martius, en 616 avant J.-C. Son règne durera jusqu’en 579, marqué par une grande activité constructrice. Il établit un système d’égouts apportant salubrité et confort aux habitants de la ville et ordonne de commencer l’érection d’un vaste temple dédié à Jupiter, sur le Capitole. Assassiné par des descendants d’Ancus Martius, il est remplacé par Servius Tullius qui règne de 578 à 535. Servius Tullius est de basse extraction, d’origine latine semble-t-il, mais sa naissance et sa jeunesse avaient été signalées par des prodiges révélant la protection que les dieux exerçaient sur sa personne. Devenu roi, il divise la société romaine en centuries et classes, selon la richesse, et de cette organisation censitaire naissent les comices centuriates, assemblée dans laquelle le pouvoir est aux mains des plus riches. Les obligations militaires des citoyens dépendent de leur appartenance aux différentes classes. Il s’agit ainsi d’un système ploutocratique dans lequel la fortune, et non plus la naissance, crée les devoirs et assure les droits. Servius Tullius entoure les sept collines d’une enceinte continue. Son règne, bénéfique, est mal récompensé, il tombe sous les coups de ses gendres, fils eux-mêmes de Tarquin l’Ancien. Un de ceux-ci s’empare du pouvoir et va régner de 534 à 510 sous le nom de Tarquin le Superbe. C’est le type même du tyran dont le pouvoir est fondé sur la seule force. Bon chef de guerre, il combat avec succès les Volsques et prend Gabies. Il achève les travaux édilitaires commencés par son père, bâtit le Grand Cirque, termine l’aménagement de la Cloaca maxima, mène à terme la construction du temple de Jupiter Capitolin. Son orgueil et ses excès le font détester du peuple, un mouvement révolutionnaire et républicain le chasse de Rome ainsi que sa famille. Établie en 509, la République va durer près d’un demi-millénaire.

La vie de Rome sous les Tarquins

Que faut-il penser du tableau cohérent et souvent dramatique que les auteurs anciens tracent de la vie dans la Rome des Tarquins? Une fois encore l’histoire et l’archéologie permettent de retrouver, derrière un récit mi-légendaire, mi-exact, le déroulement réel des faits.

L’influence étrusque s’était déjà fait sentir dans la Rome du VIIe siècle, et les éléments venus de Toscane y sont nombreux. Mais Rome n’est encore qu’une fédération de villages, elle n’accède au rang de véritable ville que lorsque les Étrusques en prennent possession et apportent avec eux les bienfaits de leur culture. Cette mainmise des Étrusques sur la cité latine s’explique par l’expansion vers le sud qui porte alors l’Étrurie à s’emparer du Latium et de la Campanie. Leur but était la conquête des riches plaines campaniennes, le lieu de passage étant la plaine latine. La souveraineté des Tarquins est la conséquence, sur le plan local, d’un vaste mouvement de conquête.

L’annalistique romaine manifeste une tendance très nette à présenter sous un jour défavorable les personnages marquants de l’histoire étrusque de Rome, et avant tout la figure de Tarquin le Superbe. Elle cherche à montrer que leur comportement était dangereux pour les traditions romaines que, dans tel ou tel cas, les prêtres romains, comme Attius Navius, ont réussi à préserver par leur ténacité.

Quant au tableau de la prospérité et de la puissance de la Rome étrusque, il se trouve confirmé dans son ensemble par la documentation archéologique, patiemment recueillie en différents points de la ville. Les réalisations urbanistiques, attribuées aux Tarquins, sont effectivement importantes, et cela n’est pas pour étonner si l’on songe que, déjà dans l’Antiquité, les Étrusques passaient pour maîtres dans l’art de fonder et d’organiser les villes. Ils avaient apporté aux Italiques, vivant dans le nord et dans le centre de la Péninsule, les principes d’un urbanisme rationnel, avec un fondement religieux, et la notion même de l’Urbs. De là est née la légende romuléenne de la fondation de Rome selon le rite étrusque.

Après prise des auspices et détermination des points cardinaux, le fondateur traçait sur le sol deux axes perpendiculaires, orientés respectivement nord-sud et est-ouest. Puis, guidant une charrue, il ouvrait dans le sol le sillon primordial dont la ligne, le pomerium, devait servir à la ville nouvelle de ceinture de défense magique et efficace. Après quoi un réseau de rues, en damier, divisait l’espace ainsi déterminé. Une colline située au nord, le Capitole, portait les temples, orientés nord-sud, des dieux majeurs qui, du fond de leur demeure, pouvaient embrasser d’un seul coup d’œil la cité qu’ils protégeaient.

Si Rome est née ainsi de par la présence et l’action des Étrusques, elle fut loin de présenter le plan régulier que les règles rituelles et urbanistiques toscanes auraient prescrit. Entourée d’une enceinte continue de tuf, elle se couvre, certes, d’un réseau de rues dallées et de constructions de pierre, religieuses et civiles. Mais le caractère anarchique de son développement antérieur l’empêcha de présenter la structure rationnelle, chère au cœur des Étrusques, puis des Romains. L’incendie gaulois de 378 la détruisit, mais sa reconstruction s’effectua rapidement et sans plan régulateur. Il fallut attendre le règne de Néron, au Ier siècle de notre ère, pour qu’après l’incendie de 64 soit tentée la construction d’une ville nouvelle, à l’image des grandes cités de l’Orient hellénistique.

Le régime politique et la société romaine sous la royauté étrusque

La Rome étrusque ayant acquis le rang et la dignité d’une véritable ville, ce fait se traduit sur le plan politique, économique et artistique par des innovations notables. La royauté des Tarquins représente une royauté typiquement étrusque, absolue: les maîtres du pouvoir sont à la fois grands prêtres, juges suprêmes, chefs de l’armée et détenteurs du pouvoir politique. Toute une série d’insignes et d’attributs illustrent ce pouvoir suprême. Ils portent la couronne d’or, l’anneau d’or et le sceptre. Ils sont accompagnés de licteurs, tenant sur leurs épaules les faisceaux, groupant les baguettes destinées à la fustigation et la hache, symbole de la puissance. Les consuls romains héritèrent des rois toscans les faisceaux et les licteurs qui les portaient et les utilisaient sur leur ordre.

L’annalistique présente la succession des rois étrusques comme une affaire purement romaine. La réalité a dû être bien différente. Les ambitions et les rivalités de certaines villes d’Étrurie, telles Tarquinia et Vulci, ont fait se succéder à la tête de Rome des princes ou des condottieri qui s’opposaient en des luttes âpres et violentes. Les sources romaines donnent des versions diverses relatives à la naissance de Servius Tullius. L’empereur Claude, dans son discours au Sénat que nous a conservé la table de bronze de Lyon, nous a transmis une version proprement étrusque selon laquelle il s’agirait d’un chef toscan, nommé Mastarna, arrivé à Rome avec une expédition militaire venue d’Étrurie. Les peintures de la tombe de François de Vulci, qui datent du IIIe siècle avant J.-C., présentent, de leur côté, Mastarna s’opposant avec d’autres chefs guerriers à une coalition de cités voisines parmi lesquelles figure Rome. Si, inversement, l’annalistique romaine lui donne une naissance miraculeuse et souvent latine, son but était sans doute de s’approprier la figure d’un des rois étrusques de Rome et de concentrer sur sa personne l’essentiel des bienfaits que la royauté étrusque avait apportés à la ville.

Les institutions romaines commencent alors à se dessiner. À la base même de la cité se trouvaient les gentes , groupant tous ceux qui se rattachaient à un ancêtre commun. Cet ancêtre a donné à la gens son nom (gentilice). La gens a ses cultes propres, ses traditions qui résistent à l’usure du temps. En plus de ceux qu’unissaient la communauté de sang, elle comprenait un nombre plus ou moins grand de clients, qui devaient obéissance à leurs patrons et en recevaient, en échange, aide et assistance en cas de besoin. L’origine de cette clientèle est discutée et sans doute diverse. Chaque gens se divise en unités plus restreintes, les familiae , elles-mêmes groupées autour du chef de famille, le pater familias , dont l’autorité s’est souvent manifestée dans l’histoire romaine par des exemples saisissants.

Dès la royauté, les membres des gentes les plus influentes forment une classe privilégiée, le patriciat. Une classe inférieure, la plèbe, vit en dehors de l’organisation gentilice. Sans cultes propres, sans ancêtres communs, la plèbe est une masse informe, comprenant d’anciens clients de gentes disparues et des étrangers venus s’installer pour commercer sur les bords du Tibre. Les plébéiens n’ont à l’origine ni droit religieux ni droit politique et ne sont astreints ni au service militaire ni à l’impôt. Même si la réforme constitutionnelle du roi Servius Tullius présente un aspect anachronique et inclut des faits qui en réalité sont postérieurs, la royauté étrusque a dû, face à un patriciat d’origine latine qui lui est hostile, faire place à la plèbe suivant un principe d’organisation censitaire de la ville.

La royauté était absolue mais non héréditaire. Chaque accession au trône était liée, selon les annalistes, à un vote du peuple ou à une ratification du Sénat. Le peuple, réparti en trois tribus et trente curies, se rassemblait dans l’assemblée des comices curiates qui élisait le roi et avait un certain nombre de droits législatifs et judiciaires.

Limites de l’influence étrusque à Rome

Les bienfaits apportés par la présence étrusque à Rome sont donc considérables. Cependant, il faut bien reconnaître que Rome s’est révélée, en définitive, assez rebelle à une influence en profondeur exercée par ses occupants tyrrhéniens. Dans le domaine moral, elle a gardé ses caractères propres et n’a guère laissé entamer son génie par celui des Étrusques, par trop opposé au sien. Qu’il s’agisse de la langue, de la religion ou bien des goûts profonds et de la conception du monde, cette résistance a été manifeste et efficace. Sur le plan linguistique, certes, on parlait et on écrivait à la fois étrusque et latin dans la Rome des Tarquins, les découvertes épigraphiques en font foi. La classe conquérante et dominante a dû continuer à parler étrusque, tandis que la population latine conservait sa propre langue. En fait, il s’agit là de destins parallèles, sans qu’une influence réelle ait été exercée par une langue sur l’autre. Le latin a simplement conservé quelques termes étrusques, concernant les jeux, les spectacles et quelques activités techniques, mais il n’a subi aucune modification profonde du fait d’un siècle de coexistence avec l’étrusque. Celui-ci, pour sa part, est demeuré comme un bloc monolithique, rebelle à l’action extérieure comme, aujourd’hui, à une interprétation d’ensemble.

Sur le plan religieux, il en va de même. Certes, les constructions religieuses ont pris, sous les Tarquins, une ampleur monumentale et les divinités ont été parfois groupées en triades suivant l’habitude de la théologie toscane. Certes, les haruspices ont été intégrés à la religion romaine après le départ de leurs maîtres, et leur prestige a traversé les siècles. Mais l’attitude religieuse du temple romain n’a guère été modifiée; il avait, en vérité, une conception du monde bien éloignée de celle des Toscans. Pour ces derniers, l’homme était dominé par des puissances secrètes et impénétrables et ses soins étaient consacrés avant tout à la divination, à la tentative de déchiffrement de la volonté des puissances d’En Haut. Les Romains avaient une vision beaucoup plus pragmatique et libre des rapports entre hommes et divinités. L’accomplissement scrupuleux des rites minutieux d’un culte ancestral donnait l’assurance de rester en accord avec les dieux, de conserver la pax deum. Cela permettait d’agir librement et en toute tranquillité d’âme pour la grandeur de la ville et de ses habitants. Déterminisme, fatalisme d’un côté, liberté dans l’action de l’autre, le contraste est évident. C’est pourquoi, en définitive, le résultat principal obtenu par la présence étrusque sur les sept collines a été l’introduction de divinités et de héros helléniques qui avaient déjà obtenu droit de cité en Toscane.

Tout cela permet de comprendre pourquoi, après la fin de l’occupation étrusque à Rome, les voies suivies par les deux peuples ont largement divergé. Socialement statique, l’Étrurie continue à prospérer économiquement et à développer une activité artistique remarquable. Rome, de son côté, se replie sur elle-même, peut-être parce que cela lui est imposé par les conditions générales de l’époque, mais aussi en raison de son propre goût. Les lettres, la création artistique pour lesquelles elle est assez peu douée naturellement lui deviennent étrangères et même suspectes, et il faudra attendre des siècles pour que se produise une véritable renaissance culturelle, sous l’influence hellénistique, sur le sol romain. Inversement, une évolution sociale continue se poursuit qui va permettre d’éviter les risques de désunion et de rupture entre les différentes classes de citoyens. Ceux-ci, au contraire, seront progressivement rapprochés et leur unité sera cimentée par des lois visant à l’égalisation progressive des devoirs et des droits. Ainsi quand la classe dominatrice étrusque aura, en grande partie, abandonné Rome, malgré les modifications profondes de la structure urbaine, c’est le même peuple qui poursuivra son histoire.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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